Points de vues

Point de vue : Quelle place pour l’enseignement de la philosophie et la citoyenneté en primaire et en secondaire en Belgique ? Hélène Caels de l’AP.CPC*

*AP.CPC : Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté

Quelle place pour l’enseignement de la philosophie et la citoyenneté en primaire et en secondaire en Belgique ?

 

Face à la montée des propos extrémistes, anti-démocratiques et dogmatiques, l’école se doit de proposer des outils aux élèves pour les aider à développer leur esprit critique et les aider à devenir des citoyens éclairés, responsables et solidaires. L’enseignement de la philosophie et du vivre-ensemble en sont des outils essentiels. Sont-ils mis en place dans les écoles des différents réseaux belges ? Si oui, sous quelle forme ?

 

2015 : un tournant majeur

 

Il y a plus de seize ans, la Belgique a été pointée du doigt dans un rapport de l’UNESCO soulignant que la philosophie n’était pas enseignée dans les écoles belges. En effet, il n’existait pas de véritable cours de philosophie. Cependant, selon les réseaux et les enseignants, certaines notions de philosophie pouvaient néanmoins être abordées. Or, de manière officielle, comme l’a souligné ce rapport, la philosophie n’était enseignée dans aucun réseau.

 

Avant 2015, les élèves du primaire et du secondaire n’étudiaient ni la philosophie ni la citoyenneté en tant que telles mais ils bénéficiaient soit, dans l’enseignement libre, de deux périodes de cours de religion catholique soit, dans l’enseignement officiel, de deux périodes de religion (protestante, catholique, israélite, orthodoxe, musulmane) ou de morale non-confessionnelle. Ce choix s’effectuait selon les croyances familiales ou personnelles des élèves.

 

La situation va radicalement évoluer suite aux tragiques attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan à Paris, en 2015, lorsque le Parlement de la Communauté française va voter un décret relatif à l’organisation d’une éducation à la philosophie et à la citoyenneté à raison d’une période par semaine pour tous les élèves du primaire et du secondaire de l’enseignement officiel francophone. Cette décision a permis à la rentrée de 2016 en primaire et de 2017 en secondaire, aux 900.000 élèves de l’enseignement officiel de bénéficier d’une période d’un nouveau cours intitulé « éducation à la philosophie et la citoyenneté » (EPC) en primaire et d’un « cours de philosophie et citoyenneté » (CPC) en secondaire. Ce cours a donc remplacé une des deux heures de religion ou morale dispensée dans les écoles officielles francophones du pays. Il n’a pas été implanté dans le réseau catholique arguant que ces notions de philosophie et de vivre-ensemble étaient déjà abordées de manière transversale dans d’autres cours tels que l’histoire, le français ou encore la religion.

 

Par ailleurs, grâce à ce nouveau décret de 2015, les élèves de l’enseignement officiel peuvent également être dispensés de l’heure de religion / morale restante afin de bénéficier d’une deuxième heure de philosophie et citoyenneté. Selon un article du 20/10/2023 paru dans La Libre : « dans les écoles primaires francophones, le CPC constitue aujourd’hui la 4ème option philosophique la plus fréquentée avec 20,5 % des élèves (derrière les 30,6 % de la religion catholique, 23 % de la religion islamique et 21,7% de la morale) » et « en secondaire, il représente le 3e choix avec 21% d’inscrits (alors que 34,5 % des élèves optent pour la morale et 25 % pour la religion islamique, les autres religions concernant moins de monde) ».

 

Des enjeux essentiels abordés en philosophie et citoyenneté

 

Dès la première année primaire et ce jusqu’à la rhétorique, les cours d’EPC et de CPC permettent d’aborder des thématiques citoyennes grâce à la méthode philosophique. Le cours a pour objectif de former des citoyens ouverts, critiques, capable de juger et de décider en toute autonomie. Tout au long du développement de la pensée de l’élève, le cours se développe autour de quatre grandes notions : construire une pensée autonome et critique, se connaitre soi-même et s’ouvrir à l’autre, construire la citoyenneté dans l’égalité en dignité et en droit, et enfin, s’engager dans la vie sociale et l’espace démocratique.

En abordant des thématiques telles que les droits humains, la politique, l’éthique, les discriminations, l’environnement, la liberté d’expression, etc, le cours permet de former les élèves aux différents enjeux de la citoyenneté tels qu’accepter la pluralité des idées, apprendre à argumenter, être à l’écoute d’autres idées que les siennes, problématiser ou se questionner sur l’humain et la société, apprendre à penser par soi-même, ainsi que de développer un esprit critique, s’ouvrir aux autres ou encore nuancer ses idées. Ce sont des outils essentiels pour former les élèves au vivre-ensemble dans notre démocratie pluraliste actuelle.

 

Les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux

 

Les enjeux sont primordiaux pour la société de demain, d’autant plus quand les valeurs essentielles de la société démocratique sont régulièrement remises en question. Et pourtant, les moyens mis en place en Fédération-Wallonie Bruxelles pour offrir cette éducation à la philosophie et la citoyenneté ne permettent pas d’y répondre pleinement.

 

L’AP.CPC, l’Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté, dénonce de très mauvaises conditions de travail des professeurs qui enseignent ce cours. Par classe, ils n’ont que cinquante minutes par semaine (soit 4 fois moins qu’un cours de français ou de mathématique) avec parfois plus de cinq cents élèves (soit trois à cinq fois plus que la moyenne) et ce dans plusieurs écoles (allant jusqu’à parfois 5 écoles différentes). Cela représente un rythme infernal qui a pour conséquence, depuis plus de sept ans, d’épuiser ces enseignants. C’est pourquoi, l’AP.CPC affirme à regret que le cours de CPC donné à hauteur de seulement cinquante minutes par semaine est par définition voué à l’échec par manque de temps, de moyens et de reconnaissance. Ce rythme de travail est insoutenable pour ces enseignants courageux dont le cours est encore trop souvent considéré comme « pas important » ou « inutile » étant donné qu’il est un des cours avec le moins de poids dans la grille horaire. En effet, les enseignants d’EPC et CPC s’épuisent et certains n’hésitent pas déjà à se reconvertir pour quitter ces conditions de travail précaires. Il y a donc une réelle inadéquation entre les enjeux sociétaux et leurs réalités matérielles. Cette situation s’aggravant avec les années, il semble plus qu’urgent d’y remédier.

 

« Les enseignants de philosophie et citoyennetés sont épuisés et les propos haineux et anti-démocratiques sont en augmentation, quand le cours de philosophie et citoyenneté passera-t-il à deux heures par semaine afin d’outiller qualitativement les élèves ? »

 

La citoyenneté ou la philosophie ?

 

Certains enseignants de philosophie regrettent que la Fédération Wallonie-Bruxelles ait lié la discipline de la philosophie à la question de la citoyenneté. En imposant cet axe, le cours s’oriente presque exclusivement sur des questions démocratiques, politiques et de vivre-ensemble. Bien évidemment, ces notions sont primordiales et doivent être enseignées mais, sur le terrain, elles prennent le pas sur la philosophie qui, en une seule période de cours par semaine, ne peut pas se déployer. Le programme de cours l’affirme, il s’agit « d’articuler la démarche philosophique aux enjeux et à la pratique de la citoyenneté ». Ainsi, la philosophie est ainsi  parfois mise sur le côté, au détriment, de l’éducation citoyenne (comment voter, quels partis,…).

 

Or la question de la citoyenneté fait déjà partie de la philosophie politique en tant que tel. Dès lors, pourquoi ne pas avoir instauré « un cours de philosophie » comprenant en lui-même l’axe de la philosophie politique dans les deux dernières années du secondaire ? Ce choix aurait permis de clarifier certaines incompréhension (étudions-nous la philosophie ? La citoyenneté ? Les deux ?) et également de laisser place, comme par exemple en France, à l’étude et le questionnement philosophique en tant que discipline rigoureuse et non uniquement entendue comme « un outil pour enseigner la citoyenneté ».

 

Le difficile passage à deux périodes par semaine

 

Malgré une résolution votée le 24/11/2021 au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles actant la volonté de passer à deux heures par semaine de philosophie et citoyenneté dans l’enseignement officiel ; et malgré un travail important de la part de l’actuelle Ministre de l’enseignement, Caroline Désir, sur ce dossier, la question est reportée à la prochaine législature de 2024-2029. La Ministre a d’ailleurs affirmé en août 2023, « qu’il était trop tard pour mener ce combat sereinement sous cette législature. Le dossier n’est pas complètement mûr, mais il dessine les contours pour la prochaine fois ». Selon elle, les conditions ne sont actuellement pas remplies afin de, premièrement, garantir les emplois des enseignants de religion ou morale car leurs heures seront remplacées par les heures de CPC ; et, deuxièmement de trouver un moyen d’organiser les cours de religion / morale hors de la grille horaire de manière juste et pratique pour tous les acteurs concernés. De plus, elle affirme qu’elle ne dispose pas d’une majorité politique suffisante pour faire avancer ce dossier comme elle l’aurait souhaité. Par cette annonce, l’espoir d’une meilleure prise en charge de cet enseignement s’envole ouvrant la possibilité aux futurs parlements et gouvernements de ne pas s’emparer de la problématique.

 

Et dans les autres réseaux ?

 

L’enseignement belge étant fragmenté par réseaux et par communautés, la Fédération Wallonie-Bruxelles est actuellement la seule communauté à proposer un cours de philosophie et citoyenneté. Dans l’enseignement néerlandophone et germanophone, ainsi que dans le réseau libre, les élèves n’ont toujours pas de cours de philosophie à proprement parler. Ils bénéficient toujours de deux heures de religion ou morale dans l’enseignement officiel néerlandophone et germanophone et de deux heures de religion catholique dans l’enseignement libre. Cependant, la philosophie est quand même abordée partiellement dans le réseau officiel néerlandophone au sein du cours de sciences humaines. Par contre, un nouveau cours de dialogue inter-religieux nommé « ILD » (interlevensbeschouwelijke dialoog) verra le jour à partir de la rentrée scolaire 2024-2025, à raison d’une heure par semaine pour tous les élèves néerlandophones du réseau officiel.

 

En conclusion

L’enseignement belge étant fragmenté, il est regrettable que l’entièreté des élèves, qu’ils soient dans l’enseignement libre ou officiel, francophone, néerlandophone ou germanophone, ne bénéficient pas tous d’une même éducation à la philosophie, à la citoyenneté et au vivre-ensemble. Le cours de philosophie et citoyenneté né en 2015 reste une belle avancée mais les moyens restent insuffisants. L’objectif étant d’avancer, ensemble, vers une société pluraliste, ouverte, critique pour tous les élèves en Belgique.

NB :

La différence entre l’EPC et le CPC est que l’EPC fait référence à l’éducation à la philosophie et la citoyenneté dans le primaire et le CPC fait référence au cours de philosophie et citoyenneté dans le secondaire.

En terme d’écriture, cela peut créer des confusions car les objectifs à long terme sont les mêmes mais à des niveaux différents et les deux sont évidemment liés vu qu’ils ont été créés en même temps.