Points de vues

Catherine Buhbinder: Les questions que soulève la mise en place des futurs cours de philosophie et de citoyenneté

Refuser la confusion et la méprise

dans la mise en place des futurs cours de Philosophie et de Citoyenneté

 

Dans cet argumentaire, nous ne remettons pas en cause :

– L’Arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars 2015, qui a déclaré le cours de morale « engagé », et a prévu un système de dérogation permettant aux élèves qui ne veulent pas divulguer leurs convictions, de choisir un cours alternatif aux cours dits philosophiques , en le cours de Philosophie et Citoyenneté (P&C).

 

– Le choix de la Fédération Wallonie-Bruxelles de créer, à la place des 2 heures de cours dits philosophiques, 1h de Philosophie et Citoyenneté commune (P&C) +1h de cours philosophiques (religion/morale) ou 1h de PC supplémentaire.

 

Notre argumentaire porte plutôt sur la question de savoir à qui ces cours seront attribués. La FWB a promis de confier ces heures aux professeurs actuels de morale et religion afin qu’il n’y ait ni perte d’emploi, ni frais supplémentaires.

 

Notre argumentaire défend les idées suivantes :

 

· Il n’est pas opportun que les professeurs puissent en même temps donner un cours « engagé » et un cours « général » comme le sera le cours de Philosophie et Citoyenneté.  Cela sera source de confusions inacceptables, tant du point de vue des professeurs qui devront se « dédoubler » professionnellement, que des parents et enfants pour lesquels il sera impossible de percevoir des différences claires entre ces différents cours, et finalement du point de vue de la neutralité de l’enseignement public qui sera de ce fait mise en péril.

· Les professeurs devraient donc pouvoir opérer un choix entre donner le cours convictionnel (1h) ou le cours de P&C (2h).

· Les professeurs de morale ont le droit de refuser de donner le cours de morale pour lequel ils ont été nommés mais dont l’aspect « convictionnel »  a été redéfini depuis l’Arrêt du 12 mars 2015, c’est-à-dire après leur engagement. Du fait de ce refus légitime qui les prive cependant d’emploi, nous réclamons que l’on considère ces professeurs comme prioritaires pour donner le cours de P&C.

 

 

1 Le droit, pour le prof de morale, de ne pas afficher ses convictions,

la « rupture de contrat »

 

 

En déclarant le cours de morale « engagé », l’Arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars 2015 a piégé non seulement le cours de morale mais aussi les professeurs de morale. Ceux-ci, via notamment le Collectif des profs de morale, se sont battus pour « récupérer » cette neutralité perdue de leur cours, sans pour autant arriver à se faire entendre. A tout le moins, on peut reconnaître qu’il régnait un flou, une « ambiguïté » concernant la notion de neutralité ou d’ engagement du cours de morale, ambiguïté à laquelle la Cour constitutionnelle a précisément mis fin.  C’est au coeur de cette ambiguïté, que certains (peut-être pas tous) professeurs de morale (en tous cas dans le secondaire supérieur) ont créé, sur base de leur Programme entré en application en 2002-2003, de véritables cours de « philosophie morale », se sont positionnés comme neutres auprès de leurs élèves, et sont ainsi devenus les précurseurs des futurs cours de Philosophie et de Citoyenneté.

Or, c’est parce que l’Arrêt de la Cour constitutionnelle a déclaré le cours de morale « engagé », que l’on a pu mettre en place un système de dérogations qui permettra aux élèves de refuser d’afficher leurs convictions, et de choisir de suivre le nouveau cours qui se mettra en place sous le nom de P&C. En effet, la Cour constitutionnelle n’a pas donné son verdict sur base de l’examen de notre programme. Elle a tout simplement précisé que dans le cadre du Pacte scolaire « Il ne peut y avoir d’éducation morale qui ne soit engagée ». Pour « sortir » du cadre de ce Pacte et éviter de tomber dans l’argument du 3ème homme (chaque cours se voulant plus neutre que le précédent, est lui-même aussi engagé!) elle a eu recours à ce nouvel argument du « droit de ne pas divulguer ses convictions religieuses ou philosophiques ». Ainsi, ce n’est en rien le contenu même du cours de morale qui a été déclaré « engagé », mais bien le seul fait qu’il se dispense dans le cadre du Pacte scolaire.

Or, eu égard à ce même argument (« on ne peut obliger un élève à divulguer ses convictions »), il nous semble que l’on ne peut pas non plus obliger un professeur à afficher les siennes! Etiqueter les professeurs en les attachant à un cours qui s’est redéfini après leur engagement, cela ressemble à une « rupture de contrat ». Les professeurs de morale (contrairement à ceux de religion) ont toujours été engagés sur base de leur seul diplôme, par la Communauté française elle-même, et ont toujours été inspectés par celle-ci, sans n’avoir jamais fait allégeance à quelque communauté que ce soit, si ce n’est la FWB elle-même. Le fait d’avoir fait son cursus à l’ULB n’est même plus un critère de sélection des profs de morale, puisque de plus en plus de jeunes professeurs de morale sont des philosophes diplômés de l’UCL. L’UCL propose une présentation  du cours de morale dans le cadre de son agrégation!

Dès lors, nous réclamons le droit de conserver notre nomination tout en demandant une sorte de dérogation au fait d’enseigner notre propre cours ! Or, c’est la FWB qui nous a  désignés et nommés. Elle est donc notre employeur direct, et en tant que tel doit nous garantir notre emploi. Dans la mesure où elle organisera des cours de PC qui correspondent à nos titres et orientations, il nous semble normal qu’elle nous y engage prioritairement.

 

2 Si le cours de morale est dorénavant « engagé »,

il faudra le réinventer

 

 

L’Arrêt se base sur une conception de la laïcité qui est fort discutée puisqu’il nous oblige à distinguer la « laïcité politique » de la « laïcité philosophique ». L’Arrêt repose sur la reconnaissance d’une « communauté philosophique » laïque, et la légitimité pour des non-croyants de revendiquer un cours de morale répondant à leurs aspirations. On pourrait appeler ce cours « humaniste », comme c’est le cas au Pays-Bas ou en Allemagne.

Mais, il faudra alors complètement reconsidérer les directions prises pour le cours de morale ces dernières années. Il faudra réécrire son programme, redéfinir ses objectifs, sa philosophie fondamentale. Il faudra revoir l’engagement des professeurs qui devraient dépendre de ces mêmes mouvements laïques et travailleraient à ce titre.

 

Il serait logique que, comme pour les autres religions, ce soit une instance reconnue et subsidiée en tant qu’instance équivalente à un culte, le CAL, qui assume la responsabilité des cours. Car, en effet, si c’est la Fédération Wallonie Bruxelles qui continue à organiser les cours de morale, elle devra promouvoir deux cours qui sont concurrents l’un de l’autre (et le cours de morale et le cours de PC) !

 

3. On ne peut à la fois s’engager dans un cours convictionnel et dans un cours neutre

 

La proposition actuelle consiste à confier les cours de PC prioritairement aux professeurs de religion ou de morale qui auraient perdu leurs emplois du fait de la création du cours de PC.  M. Chardome de la CGSP nous a expliqué en AG de la régionale bruxelloise le mercredi 24 février 2016, que les professeurs de morale, au même titre que ceux de religion, seraient chargés des heures de P&C au prorata de leurs heures perdues dans leurs cours respectifs.

 

Nous pensons que cela créera des confusions inadmissibles.  Demander aux professeurs d’incarner, d’une heure à l’autre,  à la fois des cours convictionnels et des cours neutres, relève tout simplement de la schizophrénie. Enseigner un cours convictionnel constitue un projet professionnel qui est exclusif.

 

Pour les professeurs de religion, les problèmes sautent aux yeux. Ce qui différencie le cours de religion du futur cours de PC, n’est pas le fait de parler de religion. ( Le cours de religion n’est pas un cours d’histoire des religions. On y parle aussi de citoyenneté. Et on parlera encore de religion au cours de P&C). La particularité d’un cours « engagé » est que le prof adopte une certaine attitude, sert de modèle moral ou de témoin d’une certaine manière de penser. Or, on ne peut pas dire que l’on témoigne une heure et puis dire que l’on ne témoigne plus l’heure d’après. On ne peut  à la fois afficher des convictions et promettre de mettre ses convictions au vestiaire! Changer de casquette, d’une heure à l’autre est contraire aux principes de base de la neutralité tel qu’ils se pratiquaient dans les écoles publiques : il n’a jamais été admis que le prof de religion puisse enseigner l’histoire ou le français dans une école même s’il disposait des titres requis pour ce faire. C’est, en réalité, ouvrir complètement la porte au religieux à l’école. La situation deviendra carrément surréaliste lorsque l’élève gardera son prof de morale en morale, mais aura citoyenneté de base avec un professeur étiqueté religion ! Nous montrerons ainsi aux parents que c’est le prof de religion qui incarne la neutralité institutionnelle dans l’école publique !

 

Mais la schizophrénie est tout aussi grande pour les professeurs de morale. Nous devrons inventer 4 cours différents : un cours de morale de 1h (considéré comme « engagé »), un cours de Philosophie et Citoyenneté générale de 1h (considéré comme neutre), un cours de Philosophie et Citoyenneté complémentaire de 1h (complémentaire à quoi ?), un cours de Philosophie et de Citoyenneté de 2h (si nous avons la chance de donner ces deux heures de P&C ), etc. … Comment réussirons nous à imaginer puis incarner tous ces cours différents? C’est humainement impossible ! Même si les contenus sont sensiblement différents, comment en faire des cours différents ? Le risque est que nous ne donnions qu’un seul cours, dans un seul esprit,  mélangeant allègrement morale et P&C.

 

Après cela, on demandera aux élèves de choisir! Mais, sur quels critères le pourront-ils ? Pour eux, la seule différence entre le cours de morale et celui de Philosophie et citoyenneté (complémentaire) sera que le cours de morale sera donné par le prof de morale tandis que si l’on choisit le cours de P&C complémentaire, on risque de tomber sur un prof de religion!

 

Nous réclamons donc que les professeurs de cours convictionnels (religion et morale) ne puissent en même temps donner des cours correspondant à leurs convictions et le cours de P&C. Ainsi, il nous semble que les professeurs (qu’ils soient aujourd’hui profs de morale ou profs de religion) devraient faire un choix définitif entre PC et cours convictionnels. L’idéal serait que ce soient les profs les plus motivés et par la religion, et par la laïcité, qui se répartissent effectivement les cours de 1h.

 

4. La priorité pour donner les cours de Philosophie et de Citoyenneté

Du fait que nous donnons dorénavant un cours « engagé », l’Arrêt de la Cour constitutionnelle semble nous mettre sur un pied d’égalité avec nos collègues de religion pour revendiquer le cours de P&C. Mais dans la mesure où les professeurs de morale, du fait de renoncer au cours de morale,  pourraient se retrouver sans emploi, il nous semble que la FWB a le devoir de les réengager  dans les cours de PC. Et cela constituerait une sorte de priorité. Cela remettrait en évidence le fait que nos statuts ne sont pas du tout les mêmes que ceux des professeurs de religion : nous sommes engagés par la FWB qui a un devoir d’employeur envers nous, alors que les profs de religions sont engagés par leurs chefs de culte. Certes, les professeurs de religions pourraient également choisir d’abandonner définitivement le cours de religion pour lequel ils ont été nommés et s’engager dans le cours de P&C. Mais cela correspondrait à une « conversion ». Et cela les mettrait donc dans une nécessité seconde par rapport aux professeurs de morale.

 

Cette question des priorités est fondamentale et très  angoissante puisque nous savons bien qu’il n’y aura pas d’emploi pour tout le monde. Cette répartition se fera-t-elle selon l’ancienneté ? Cela nous semble impensable que des profs de religion qui enseignaient, parfois, à 10% des élèves, alors que le prof de morale enseignait aux 90 autres, « prennent » ainsi les élèves et emplois, s’il s’avérait qu’ils sont les plus anciens. Ce serait ressenti comme une véritable injure et une négation du travail des profs de morale et de l’inégalité de nos conditions de travail passées.

 

5 L’absence de continuité du cours (1h ou 2h) est pédagogiquement aberrante.

Ce que nous propose le Décret est de détacher complètement nos deux heures de cours. Or, nous devons considérer que deux heures de cours sont un minimum nécessaire pour enseigner la philosophie et la citoyenneté. Ces deux heures doivent bien sûr être données par un même prof. Et l’idéal, c’est qu’elles soient consécutives. Ici, nos deux heures seront séparées. Et , Il n’est pas sûr qu’elles soient données par le même prof.

Si on sépare les profs convictionnels des profs de P&C, on peut au moins réclamer que ce soit le même prof qui assume les deux heures de P&C.

 

6 Le prof de morale (qui choisit de donner le cours de P&C) est compétent pour prendre en charge l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté

 

Les professeurs de morale disposent, pour la plupart, d’un titre pédagogique.

Les contenus des programmes du cours de morale non confessionnelle sont proches des contenus annoncés dans le décret relatif à l’organisation d’un cours et d’une éducation à la philosophie et la citoyenneté. La démarche préconisée, la démarche philosophique, en est le fil rouge.

Ils peuvent être considérés comme neutres dans leurs pratiques professionnelles même si l’Arrêt sème le doute en la matière.

 

 

 

Carte blanche dans le journal Le Soir du 5 janvier 2016

 

 

 

 

Interview dans le journal Le Soir du 7 avril 2016