Lu pour vous Le jeu

JOUER : JOUIR du temps perdu

 

par ALAIN GUY

Psychanalyste, Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris VIII

Dans cet article, Alain Guy plaide pour le “laisser jouer” comme moyen d’échapper à la société du contrôle permanent et comme moyen de retrouver le rapport au plaisir. Il nous rappelle également la fonction symbolique du jeu.

Mon propos est organisé autour d’une idée simple et complexe à la fois dans la mesure où il se présente comme une position politique au sens grec du terme, l’organisation de la vie du citoyen dans la cité.

Plus notre société scientifique et technologique se développe, plus il est indispensable que nos enfants puissent «savoir jouer». Nous passons d’une société scientifique d’enfermement et de discipline à une société de gestionnaire, une société économique de contrôle. M. Foucault (1975, 1976) décrivait ces réajustements institutionnels dans les années qui précédèrent sa mort. Depuis, G. Deleuze (1990, p. 229 – 247) a repris quelques – unes de ses idées. Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui s’organisent non plus à partir de l’enfermement mais à partir de systèmes de surveillance permanente où la communication prend non pas une valeur créatrice mais une valeur politique, diplomatique. La communication aujourd’hui se réduit à la transmission et à la propagation d’une information plus proche d’un mot d’ordre uniforme adressé à la planète (ce que nous nommons la mondialisation) que l’expression de messages où chacun pourrait trouver sa façon de penser. Hôpitaux ouverts, enfermement à domicile et visites multipliées au domicile de chacun sont des formes modernes de cette société de contrôle, véritable société d’autoroutes où nul ne prend plus le temps d’emprunter les petits chemins aux noisettes. La multiplication des assistances de l’état va dans le même sens. L’acte de jouer peut – il s’opposer efficacement à l’activité autoroutière de contrôle massivement développée aujourd’hui ? L’autoroute, en effet, permet de multiplier les moyens de contrôle sans être enfermé. L’acte de jouer emprunte volontiers les petits chemins détournés indispensables à la formation du sujet. L’acte de jouer comme l’activité de la promenade sont aujourd’hui des actions liées à la pure perte lorsque la société contemporaine recherche la gestion, la rentabilité, l’utilité. Les chemins qui ne mènent pas directement d’un point à un autre permettent des moments indispensables de structuration du sujet. Ils permettent de jouir du temps perdu, temps qui contribue à une lente et progressive exploration, véritable découverte du monde et de ses significations. Le jeu apparaît aujourd’hui de plus en plus futile, mais il est indispensable de lui redonner une place centrale lorsque la société des autoroutes semble l’emporter. Il ne s’agit pas de renoncer aux fameuses autoroutes de loisirs mais de maintenir le petit chemin aux noisettes : jouir du temps perdu et faire de la perte une jouissance à qui perd gagne.

Savoir jouer cherche donc à redonner aux enfants, aux adolescents et aux adultes le goût du jeu. Savoir jouer consiste à retrouver les principes fondamentaux du jeu humain (J. Huizinga, 1951 ; R. Caillois, 1958) ; laisser jouer car l’activité ludique apporte d’elle – même un savoir sur la vie, sur la mort, sur la destruction, savoir jouer lie la haine et l’amour.

Positionnons rapidement quelques aspects du problème. A début des années 1980, un ministre des loisirs fut nommé ; c’était le patron de la Fédération de l’Education Nationale.

Curieux glissement qui consiste à créer un ministère des loisirs en choisissant quelqu’un appartenant à une organisation syndicale liée à l’appareil de l’éducation. Les loisirs sont toujours organisés, ils ont une finalité touristique, commerciale, une finalité de formation, de rentabilité, d’utilité. Les loisirs doivent se distinguer des activités ludiques du jeu. Le jeu n’entre pas dans la composition d’un emploi du temps : il s’y oppose. La société contemporaine des loisirs vise à créer une gestion du temps afin que celui – ci ne soit jamais inutile ni perdu. Faire de la danse, du piano les mercredis après – midi entre dans la composition des emplois du temps des enfants. L’emploi du temps est une construction politique qui vise à amuser les enfants, tout en leur délivrant une discipline. Notre société forme aujourd’hui des enfants, des enfants galériens par la façon dont on les attache à leurs rames par des emplois du temps successifs qui règlent le destin de leurs journées. La gestion des loisirs établit une collusion des parents et de l’école pour organiser les apprentissages et les loisirs de l’enfant. Ce dernier est enchaîné à un temps organisé. Le temps des galériens est celui où les enfants n’ont plus le temps de rencontrer les activités ludiques non planifiées, de rentrer dans un jeu, de créer et d’inventer ce qu’ils ne savaient pas savoir, d’entrer dans un rapport au corps qui échapperait à l’omniscience d’un regard utilitaire figuré généralement par les nécessités des assurances scolaires qui tiennent lieu de regard adulte sur les parcours et les trajets périphériques à l’école. Le terrain d’aventure a disparu et les greniers sont aujourd’hui en voie d’extinction. L’enfant galérien est ainsi attaché aux loisirs, aux parcs d’activités planifiées que la société des grands lui organise. Apprendre consisterait à organiser des interruptions, des scansions dont l’enfant serait le maître. La condition du jeu : dire « stop », « pouce » et pouvoir quitter le chemin pour emprunter d’autres voies afin de s’affranchir de l’esclavage dans lequel un système comprime les individus. Attachés à leurs rames de loisirs, les enfants n’ont plus le temps de l’éclair de la compréhension : pour passer dans le monde de la compréhension, il faut un temps suffisamment libre et aéré que seuls la surprise et le jeu peuvent donner.

Les oppositions entre le travail, l’amusement et le jeu constituent un des drames du XXème siècle. Les discours contemporains brouillent les spécificités du jeu en entretenant des valeurs confuses autour du travail, de l’amusement, du loisir, de la relation à l’argent. Apprendre relève d’un travail. Le temps de jeu ne peut aucunement être associé à un temps de travail. Les adultes suscitent chez l’enfant le jeu utile, le jeu éducatif. Les jeux éducatifs n’ont de jeu que le nom : ils sont des exercices amusants mais nullement des jeux à proprement parler. Parents et éducateurs en abusent, poussés par les lobbies du jouet et la conception moderne qui veut que tout se paie en monnaie acquise par le travail. Je critique aussi les tentatives contemporaines qui cherchent à proposer des méthodes d’apprentissage de l’orthographe, de calcul en cherchant à distraire les enfants.

L’activité ludique n’existe qu’indépendamment de l’acte de travailler. Ma proposition vise à soutenir qu’il est nécessaire de réapprendre à jouer et non d’utiliser le jeu dans des méthodes d’apprentissage (A. Guy, 1996a). L’essentiel serait de retrouver dans le corps de chacun des rapports au plaisir et au ludique : saisir ce qui se déroule dans le corps d’un sujet qui joue et établir une distinction radicale entre l’apprentissage et le jeu, entre le jeu et l’amusement. L’apprentissage en effet relève d’un travail lorsque le jeu dépend d’un principe de plaisir où le partenaire et les règles font contrainte à ce dernier. La tâche primordiale pour le siècle à venir consiste donc à donner aux enfants un savoir dont nous avons besoin, leur redonner la capacité de jouer. Il ne s’agit pas de savoir principalement gagner de l’argent mais de jouir aussi du temps perdu, d’arpenter le chemin détourné qui conduit aux zones inconnues et aux découvertes inattendues.

Le jeu en soi n’est pas sérieux et pourtant l’enfant s’y livre avec une certaine gravité. L’enfant joue sérieusement mais l’acte de jouer n’est pas sérieux : c’est pourquoi l’enfant peut demander à s’arrêter de jouer à tout instant. L’apprentissage lui, requiert un sérieux et une gravité de tous les instants. Utiliser le jeu dans des méthodes pédagogiques perturbe les relations que l’enfant entretient avec ce qui est grave et ce qui ne l’est pas.

Le jeu : don gratuit, futile, inutile

La fonction du jeu n’est pas de servir une utilité quelconque ni d’entrer dans le remplissage des horaires quotidiens ; le jeu ne relève pas d’un temps comptable et n’entre pas dans la cohérence d’une société qui délivre des titres d’accès à ces dits loisirs. Le jeu est inutile, gratuit, futile et ludique : il n’est pas asservi à des fonctions sociales repérées. Le jeu est gratuit car le principe de plaisir qui régit l’individu est un principe qui relève de la gratuité. Dans une société d’argent, où tout est achetable, où le don n’existe plus, la gratuité est un terme qui menace l’économie marchande. Le dernier don important qui résistait à l’emprise de l’économie marchande fut lamentablement sali voici dix ans : le don du sang comme don de la vie s’est transformé avec «l’affaire du sang contaminé» en don de la mort. Le don des uns est devenu profit substantiel pour les autres. Or le don de sang constituait un lieu de refuge dans une société d’argent : «donner son sang» constituait une dérogation à l’empire de la rétribution. Qu’est-ce que la chose donnée, l’acte de donner ? (M. Godelier, 1996 ; J. Derrida, 1991). Le jeu s’oppose à la dimension utilitariste et il reprend à son compte ce que le don de sang a perdu : la gratuité. Il affirme la valeur des hommes et ce que peut valoir la valeur d’une vie, grâce à l’acte de jouer… C’est pourquoi le jeu devient une poche de résistance particulièrement visible à l’univers de l’utilité, du rabattement de la satisfaction sur un objet standard, quantifiable. Ma réflexion propose donc d’affirmer le jeu comme condition d’une rupture à l’économie marchande.

L’amusement est volontiers réduit à un plaisir utile qui n’accepte pas la notion de plaisir dans ses débordements : la formule volontiers proposée par la société utilitariste est « joindre l’utile à l’agréable ». Une telle formulation fait coïncider la définition du plaisir avec ce qu’une société utilitariste est capable de satisfaire. S’amuser propose un plaisir modéré, quantifiable. En fait, le plaisir modéré devient le besoin. C’est réduire l’existence à l’utile, à un plaisir qui élimine le débordement, le gaspillage. Dans l’amusement, l’enfant rencontre l’objet désiré qui n’est qu’un objet atteignable, disponible et donc décevant. C’est pourquoi les créateurs de jeu ont inventé des méthodes amusantes pour le calcul, l’orthographe mettant en avant ainsi la négation du désir. Ce principe est un principe de domestication d’un objet qui domine, d’un désir de consommer qui vise à la satisfaction immédiate…

Mais le désir va bien au-delà d’un pur objet de besoin, il réside là où le plaisir serait inquantifiable.

On comprend combien notre société cherche à éliminer toute dépense improductive, irrationnelle, faisant la chasse au surcoût des médicament, au trou de la sécurité sociale !

Elle cherche par la même à joindre l’utile à l’agréable en excluant toute demande de plaisir gratuit et extrême qui situe d’emblée l’individu au-delà du besoin d’utilité. Le jeu implique un principe de croissance continu, d’« encore », qui tient en échec le pari possible de notre société contemporaine qui limite l’utilité à un agréable contingenté. Le jeu est futile quand les principes économiques se disent utiles mais le jeu, dans sa structuration, tient en échec ces conceptions de consommations consuméristes (V. Forrester, 1996)

Le jeu redécouvre sa signification essentielle lorsque les lignes de partage entre le jeu et le sérieux, le jeu et l’amusement, le jeu et le travail, le jeu et le loisir, sont clairement dessinées dans les discours contemporains. Un ludothécaire soutient ces distinctions et ne s’inscrit pas dans une perspective réaliste où l’on ne joue que pour gagner (gain de temps, d’expérience, d’argent, d’avenir). Un ludothécaire rompt ses affinités avec le loisir et renonce à son statut de passe-temps au sein d’un dispositif global d’une gestion du temps. Il redonne au jeu l’art de jouir du temps perdu. C’est une position à laquelle tout ludothécaire doit s’arrimer fortement car, à notre époque, le sujet, poussé par le social, ne veut plus rien perdre. Il faut sans arrêt combler le manque, l’insatisfaction, le vide. On peut vérifier une telle hantise chez les enseignants appelés à faire dans l’année « tout le programme » !

Etre un sujet instruit n’est pas être assujetti à l’instruction mais au contraire être un sujet libre et pouvoir choisir dans les termes proposés les libertés que chacun pense s’octroyer. Le jeu est la condition de la structuration de la liberté et du choix, en quoi il libère l’enfant d’une société de galérien qui l’enchaîne à l’utile, à l’amusement et à l’agréable.

Un accident survenu au temps

Nos plus proches voisins sont souvent tenus à des distances extrêmes mais les réseaux de messageries modifient profondément ces relations. Notre carte mentale évolue terriblement avec cette révolution où les bornes ont volé en éclat car toutes les contrées du monde se présentent à quelques encâblures de chez nous. C’est une véritable révolution des transports et des transmissions . L’espace terrestre nous a été volé et une des premières conséquences porte sur l’abolition de la notion de temps. Pour aller à Naples, au XIX è siècle, il fallait compter plusieurs jours. Aujourd’hui, une téléconférence suffit et nul besoin de se déplacer. Il en va de même pour l’architecture (P. Virilio, 1995, 1997) où l’escalier roulant par exemple modifie les conditions de transport : l’être humain n’a nullement besoin de se servir de sa motricité puisque l’activité mécanique le transporte. La vitesse annule le temps et la réalité subit une accélération inouïe. La mondialisation des transmissions, les échanges généralisés procèdent de cette accélération de la réalité.

La mémoire est accélérée, c’est pourquoi nous nous éloignons d’une société historique, d’une mémoire vive. Ces transformations technologiques où les notions de frontière et de limite se trouvent complètement transformées par les innovations technologiques contemporaines mettent le sujet dans la nécessité de savoir à tout instant. Le tout information à tout moment, c’est le savoir que nul ne peut ignorer. Le savoir ne relève plus d’un manque mais d’une présence continue 24 heures sur 24. Vivre dans le présent à tout prix requiert un savoir de tous les instants. La réalité accélérée, qui marginalise aujourd’hui l’histoire comme mémoire du monde, exige une autre mémoire que celle du livre, de l’espace écrit. Les technosciences ont colonisé le corps de l’homme comme elles ont colonisé le corps de la Terre (P. Virilio, 1996). Les petits chemins aux noisettes sont négligés au profit non seulement des autoroutes du savoir et des lignes aériennes qui quadrillent le globe terrestre en l’organisant en corps territorial, mais aussi au profit d’une rapidité, d’une instantanéité qui donnent à l’objet un caractère éphémère et d’obtention d’une satisfaction immédiate, qui n’accepte plus le fait d’être différée. Le Concorde, le TGV, la dimension supersonique réduisent et miniaturisent les distances de la Terre : les propriétés du vivant s’en trouvent modifiées.

Par exemple, l’intervalle, l’étendue, le temps d’attendre, l’ennui comme temps d’élaboration et de maturation ne sont plus acceptés ; nous constatons une perte de l’Histoire pour vivre live dans un présent où les news, l’actualité ne vaut que pour son caractère éphémère. Le flash d’information n’est sans lien avec le flash de l’intensité jouissive que recherche le toxicomane lorsqu’il s’injecte le produit toxique dans le corps : le temps devient intensité, flash.

Dans ses récents travaux, P. Virilio analyse les conséquences de cette accélération. Il souligne l’accident considérable survenu au temps. La vitesse réduit le temps et abolit les distances et l’être se vit hic et nunc : c’est pourquoi il affirme que le temps mondial, temps réel, risque de faire perdre à l’homme le passé, le présent, le futur (1996, p.79 et svt)°. Or, le jeu contribue à être un point de résistance à ces développements planétaires, afin que l’être ne pas englouti : résister, sinon l’homme perdra les savoirs de la langue, de l’écriture. A côté des cyberespaces qui se dessinent, il est nécessaire que le jeu contribue à donner toute sa place à l’histoire, au parcours, au trajet, au voyage, à l’acte de reculer pour mieux sauter, au travail d’élaboration et d’anticipation que l’accélération de la réalité réduit. Le jeu structure la perte, le manque lié au fantasme et à l’ennui ; il est enjeu de récit où l’enfant parle et raconte l’épopée d’une histoire que des adversaires de jeu viennent de vivre.

Là où aujourd’hui les médias zappent l’histoire et le temps, où les images ne travaillent plus sous forme de récits mais sous forme de flashes, d’images restreintes à une plasticité de serial killer, le jeu maintient sous les braises le feu vivant d’un parcours d’embûches, d’attentes où il faut passer deux fois son tour, d’une histoire et d’un récit qui contiennent des sujets de l’énoncé. Le jeu maintient une épaisseur du temps, du langage et du monde à un moment où la carte mentale se rétrécit.

Acte de jouer : écouter l’oie

Le jeu initie au semblant et au danger : le jeu s’arrête aux limites de la réalité et il donne à entendre l’idée du danger faisant souvent défaut aux adolescents modernes.

Etre en danger consiste à entendre le signal de la loi à entendre l’oie. Le graphe du jeu de l’oie initie chacun d’entre nous aux dangers et à la compréhension.
On ne peut rien comprendre sans être en danger.

Le temps, la logique propre à l’anticipation d’une compréhension intègre le doute, le moment propre à l’erreur ; celle-ci constitue dans le risque de se tromper une idée de danger.

Les jeux ménagent une place au temps propre à l’erreur : celle-ci incarne une certaine idée du danger, le risque de se tromper.

L’adolescent qui ne sait pas jouer est mis en difficulté lorsqu’il découvre une notion de risque associée à la crise pubertaire. Une crise signale un danger qui provoque un changement positif ou négatif. L’être humain recherche fréquemment le risque : il est la condition d’un passage d’un état à un autre. Le risque, la crise, le danger sont recherchés afin de permettre de quitter, par exemple, l’âge adolescent pour entrer dans la vie adulte. L’identification décrite par Freud est elle-même une demande de risque. L’adolescent prend plus ou moins consciemment des risques pour découvrir au-delà de la conscience le savoir caché qui est en lui. C’est pourquoi il affronte volontiers le danger dans des conduites de risque parfois mortelles. Il s’agit de découvrir un savoir qu’il ne sait pas de lui-même et qu’il peut redouter de découvrir. L’acte dans la réalité ouvre à un risque qui force le passage cherchant à tout prix à modifier une situation dans laquelle l’adolescent se sent enfermé. Le risque vise à forcer l’identification à l’autre, qu’il soit l’ami, le camarade de toujours, ou celle qui, différente de lui, se présente comme condition de l’amour sexué. Le risque est une obligation quasi physiologique qui vise à se couper d’une situation intenable pour chercher un état dont on attend une assise meilleure. Il n’y a pas de changement possible sans prise de risque ; celle conduit a un changement de position, à un changement de statut, à un changement de discours (A. Guy, 1993).

Sans faire l’analyse des conduites de risque des adolescents, on peut noter que le plaisir peut résulter d’un danger et qu’en risquant de se perdre, l’adolescent a le sentiment parfois d’une plus forte existence. Il existe par l’envahissement d’une exaltation enivrante pour devenir auteur de sa vie. Il se livre à des expériences où il rencontre des limites souvent dépassées. Notre société n’entraîne plus assez les jeunes au « semblant » car elle a perdu le sens du jeu de l’oie, c’est pourquoi les conduites de risque sont aujourd’hui trop engagées dans la réalité, et pas assez dans la représentation.

Lorsqu’un enfant joue au jeu de l’oie, qu’accomplit – il ? Il acquiert certes un savoir sur le parcours, mais il peut aussi entendre ou ne pas entendre le danger. A la différence des jeux de stratégies, il est en présence d’un jeu de hasard où les dés organisent les coups selon la loi de la disposition numérique des facettes du cube.

Dans la circulation du jeu, lorsque l’enfant rencontre l’emblème du puits, ou lorsqu’il doit nécessairement passer par celui représentant la prison, il doit différer plusieurs fois l’acte de lancer le dé. En prison, retenu au fond du puits, il ne joue plus pendant un temps ; il peut être aussi amené à retourner à la case départ, ce qui signifie pour lui la possibilité de recommencer à zéro, ce qui peut être ressenti comme une vive sanction. Ce jeu met en avant la dimension symbolique : la mort est présente sous la forme d’une victoire accomplie qui tient le partenaire en dehors du jeu ; il a gagné, il ne joue plus. La mort est aussi représentée par l’emblème qui détruit le joueur lorsqu’il connecte son pion avec la case qui la représente. La puissance du joueur est bridée par des cases qui l’empêchent de jouer.

Ecouter la loi (l’oie du Capitole) c’est brider sa puissance, différer son geste et être capable de vaincre en se retenant de jouer.

L’enfant joue en essayant de mettre en acte sa toute puissance. Il veut savoir tout faire et tout pouvoir. Il se sert de sa faculté d’imaginer pour se donner l’illusion d’imiter l’adulte et lui voler ses pouvoirs. Au cours du jeu, l’enfant découvre qu’il doit différer son geste et à ses partenaires une certaine impuissance à modifier la situation : il se sent mortel et ne risquera pas sa vie dans la réalité à des conduites qui peuvent le mener au pire. La mort fonde doublement l’ordre symbolique ; elle est associée étroitement à la fonction de la parole et à la fonction du jeu. Le jeu et la parole se côtoient dans une bifurcation qu’illustre le graphe du jeu de l’oie, véritable jeu du savoir du parcours (A. Guy, 1995). La parole introduit avec elle l’erreur et le mensonge ; les pactes et les contrats sont à la base de toute action humaine. Une théorie des jeux introduit l’idée de la liberté de tromper et de se tromper dans l’activité même de jouer. Il s’agit aussi d’utiliser un signifiant pour un autre signifiant, de mettre en place des stratégies de leurres. Le sujet est alors soumis à la loi unique du hasard et la probabilité se disjoint du hasard et permet ainsi le développement d’un savoir historique sur le parcours. Le hasard est le corrélat du principe d’incertitude et il appartient volontiers au langage du mythe. Le jeu de l’oie propose ainsi un savoir sur le parcours et le conducteur du jeu découvre l’incertitude d’un trajet dans la rencontre des embûches. Il se sait alors fragile et s’enrichit de bon nombre de mécanismes qui lui permettront d’interpréter, à son insu, des situations délicates dans la réalité qui lui serviront à sortir son épingle du jeu.

LE JEU ET LA STRUCTURATION DE L’ETRE HUMAIN

Les remarques précédentes conduisent à rechercher à rendre plus tangible le contenu de « jouir du temps perdu ». Un enfant peut – il rester dans sa chambre et ne rien faire ? Peut – il se livrer à l’ennui sans que cette situation soit décrite comme pathologique ? On peut rappeler ici les litanies d’Anna Karina dans un film de J. L. Godard où l’actrice traînait ses pieds sur la plage, répétant : « Qu’est – ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire… ». L’ennui structure l’être humain obligé de se bâtir un monde imaginaire, un univers. Le roman avait cette formation : l’enfant était habité par des personnages romanesques, différents les uns des autres et il pouvait intégrer le monde en prenant appui sur ces personnages.

Les théoriciens du jeu n’ont jamais été des joueurs : les théoriciens du jeu sont des cybernéticiens ou des économistes. En effet, rien n’est plus sérieux que le jeu puisqu’il brasse des sommes folles : les enjeux de la bourse le montrent. Parmi les premiers théoriciens du jeu, nommons deux auteurs hollandais (1944) Von Neumann et Morgenstern, Théories des jeux et comportement économique. Selon leur thèse, l’économie habituelle est réglée par des principes essentiellement identiques à ceux des jeux.

Ils se sont intéressés au jeu afin de comprendre les lois de l’économie affirmant que jeu et économie sont régulés par les mêmes principes. Aussi ils cherchent à distinguer des jeux à informations parfaites où les données sont identiques pour chacun des joueurs, où les partenaires sont dans un jeu de miroir parfaitement égalitaires.

Aucune référence n’est possible à une instance tierce qui introduirait une quelconque disparité (Jeu de Go, d’échecs…). Ces jeux se distinguent de ceux où une part d’aléatoire régule l’activité. En bons économistes, nos auteurs retiennent des jeux qui ne créent pas de richesse à la différence d’autres qui en créent. Il y a des jeux à somme nulle, à somme négative, ou bien des jeux qui créent des avoirs supérieurs à ceux qui existaient précédemment. Prenant appui sur quelques aspects de leur thèse, je vais faire valoirquelques points saillants que la clinique psychanalytique permet d’isoler.

Jeux à informations parfaites

Ils éliminent la relation à l’aléatoire. On peut penser au rêve d’une démocratie enfin réalisée où chacun aurait le même savoir, la même égalité de chance que son partenaire ou voisin. Or, l’établissement d’une référence, d’un jugement, la mise en place des lois de la parole impliquent
une distance tierce (je, tu, et il qui trinifie les deux premières personnes). Cette trinarité est inscrite dans l’ordre du langage et dans la condition de l’être parlant.

Les jeux où se maintient une part d’aléatoire se caractérisent par l’introduction de cette instance tierce ; cette part d’aléatoire se trouve par exemple dans la distribution des cartes ou dans ce que nous nommons la chance. Au jeu de la roulette, le hasard est roi ! Même seul devant la table, le joueur n’y joue jamais solitairement. En effet, le partenaire est présentifié par le fait de jouer pour ou contre un lieu supposé relever d’un destin. Le jeu de la roulette introduit ce lieu Grand Autre, lieu supposé marqué d’un secret, d’un chiffrage qu’il importerait aux joueurs de décrypter. La combinatoire des suites de nombres et le calcul des probabilités qui fascina tant Pascal trouve là une raison (C. Duflo, 1997). Un être parlant suppose toujours un lieu cause d’une répétition, d’un chaos, d’un ordre. Selon l’être parlant, un grand ingénieur, une rationalité décide du tirage au sort d’un chiffre ou d’une carte : il y aurait une volonté (la chance ?) qui est lue selon une bénédiction (réussite) ou selon une malédiction lorsque l’échec se manifeste au joueur. Jouer c’est chercher à s’attirer un signe du destin, un signe de ce lieu Autre auquel l’aléatoire renvoie nécessairement. Le caractère aléatoire de ce lieu Tiers, Grand Autre, prend plus ou moins un caractère angoissant selon les plis gagnants ou perdants accomplis et les modalités de réception plus ou moins pathologiques des joueurs.

Jeu et aléatoire

La dimension de l’aléatoire est absolument fondamentale, elle fait ressortir l’idée de la profondeur de champ ; elle inscrit un volume et ouvre un sens où le sujet ne détient pas toutes les clés des significations. L’acte superstitieux de souffler sur les dés implique l’idée d’une volonté, d’une chance, inscrite dans l’Autre qui peut me faire perdre ou gagner. C’est pourquoi le jeu est théophore (porteur de divin). Il me fait croire à un Dieu du jeu, du hasard et de l’aléa qui dirige de façon plus ou moins bienveillante le sort dans ma direction. La lecture de Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, révèle un des grands mots qu’il reprend volontiers au cours de son autobiographie ; c’est la « Fortune » : elle est la déesse du joueur, celle qui guide son destin.

L’enjeu du jeu ne serait pas seulement de gagner ou de perdre mais de transformer la chance et le hasard en destin ainsi que l’affirmait R. Caillois « …l’aléa marque et révèle les faveurs du destin ». L’aléa procure à l’enfant, à tout individu qui joue, cette dimension tierce, ce lieu Grand Autre indispensable à la régulation des échanges sociaux. Lacan a introduit cette notion de Grand Autre comme corrélatif du sujet, c’est un concept qui s’introduit principalement dans le champ de la parole. Il est le lieu d’intersection de la rencontre de tous les sens que peut avoir une parole, un mot adressé à un interlocuteur, entendu par lui, à condition qu’ils appartiennent au même registre. Jouer permet de s’assurer que les stocks de signes utilisés, qui sont actualisés, projetés en direction de l’adversaire correspondent bien au dictionnaire commun puisque l’autre les retourne sous une forme propre au jeu. En cela, le jeu entraîne d’autres jeux et permet au joueur de vérifier que les uns et les autres sont engagés dans une jouissance semblable (A. Guy, 1993, 48-51). La violence, qui est une recherche de corps à corps, annule cette dimension du Grand Autre. Il n’y a pas de violence lorsque cette dimension tierce est sans cesse réinscrite dans les échanges.

Savoir jouer permet à l’enfant de ne pas répondre aux situations violentes lorsque celles – ci se manifestent à lui dans la réalité.

L’être humain est joueur de nature puisqu’il passe son temps à lire son destin dans les actes de jeu. Il y aurait une autre conférence à proposer sur la manière dont, dans l’histoire, le jeu a été perçu comme tentative de déchiffrement, de divination du destin de l’homme. Les jeux d’échecs gomment la dimension de l’altérité, dimension du Grand Autre, établissant une égalité alors que les jeux qui réintroduisent l’aléatoire manifestent une disparité. L’égalité des partenaires est défaite et il y a donc nécessité de déchiffrer la martingale de ce lieu mystérieux qui git dans le hasard. Pour le gagnant, il s’agit d’exhiber alors une tentative de maîtrise du Grand Autre : il brille de la captation de l’objet (un gain) dont la délivrance était, jusqu’à sa victoire, laissée au caprice du hasard. L’aléatoire introduit une solidarité de fait avec l’adversaire de jeu. Le risque du jeu repose sur cette répartition d’un gain, d’une perte. Mais le goût du jeu vise à se réjouir ensemble de la saisie de ce qui semble relever du caprice de l’Autre. D’où la dimension de solidarité (sportive) des joueurs qui acceptent le caprice du hasard. On sait qu’il n’y a aucune solidarité entre joueurs d’échecs : on découvre plutôt une certaine férocité, une certaine intrigue paranoïaque entretenue par cette information parfaite qui régule le face – à – face (F. Arrabal, 1989, 1992 ; S. Zweig, 1942).

Il n’y a pas de jeu sans mystère. Il faut souligner ici le grand danger de notre société qui cherche à tout vouloir expliquer, à glisser des fenêtres partout et des transparences afin qu’il n’y ait plus aucune zone d’ombre, d’opacité. Tout comprendre et tout expliquer empêchent l’énigme qui est la condition de tout apprentissage : c’est de l’incompris que surgit la virtualité de la compréhension ( A. Guy, 1999a). Il y aurait ici à développer une longue réflexion sur l’architecture des ludothèques et la nécessité de construire des labyrinthes, de maintenir des zones d’ombres comme condition du jeu. Je travaille avec les enfants handicapés sur les problèmes d’architecture. Dans quel type d’habitat doivent – ils vivre ? Dans un habitat inégalitaire, un habitat d’affrontement où le mystère et la disparité règnent. Les enfants en difficulté devraient habiter Notre – Dame de Paris plutôt que des lieux clairs et transparents qui ne favorisent pas la curiosité, puisque tout est donné à voir. Parler implique une logique de l’affrontement : chercher à négocier ce que l’autre a et que je n’ai pas. Le corps parle pour se défendre lorsque sa place est menacée. Un univers qui entretient une surprotection clôt la parole sur elle – même et nuit à l’évolution de l’humain.

Gain et perte

On ne peut concevoir le jeu sans évoquer le gain et la perte. On peut gagner en prélevant sur l’adversaire la part qui est la sienne. Le total des deux gains crée une somme nulle puisqu’il n’y a pas de création de richesse à partir des enjeux de départ. Cependant, l’un des partenaires a perdu. Le gain peut être purement symbolique, (un titre, un championnat, une médaille). Le gain, dont les matérialités sont diverses, est le symbole de la maîtrise. De le posséder donne un signe de la maîtrise et l’adversaire alors de constater qu’il l’a perdu. Le jeu est ainsi l’activité symbolique par excellence. Cette matérialité significative qu’est le gain marque le symbole de l’instrument de maîtrise. Ainsi les partenaires se départagent d’une complicité réglée par l’Autre. L’un d’eux est vainqueur, il possède le signifiant maître et le partenaire apparaît alors démuni. L’un a ce que l’autre n’a pas (ou bien n’a plus). Le jeu isole des places : celle du maître, le nanti, le possesseur, celui qui brandit l’insigne, celle du dépossédé, frappé du manque. L’activité ludique symbolique donne sa raison au jeu : elle valide les places et en organise les règles. Dans, le jeu, une mobilité relative se profile : on peut remettre en jeu les gains et les partenaires sont volontiers dans un culte du partage.
La vie sociale démocratique fait croire à une distribution égalitaire des places et tout un discours pédagogique contemporain entretient cette fiction.

La société démocratique simule un jeu où l’accès à ce fameux insigne de maîtrise laisserait à chacun(e) sa chance. C’est en fait une simulation car les jeux sont faits et les places bien installées. C’est pourquoi la réalité est un domaine où le jeu est fini. Le jeu n’éduque pas à la réalité. Le jeu structure l’individu dans des mécanismes internes où le plaisir et la réalité contribuent à créer des libertés et des choix d’imaginer. Le principe de plaisir dont Freud montre qu’il domine toute l’activité humaine trouve des inflexions qui ne conduiront pas l’individu à vouloir à tout prix rechercher un impossible qu’une société démocratique lui fait cependant miroiter : jouer rend moins bête face au peu de choix des places installées dans la réalité.

L’opposition des partenaires (l’un gagne, l’autre perd) renvoie à une matrice qui origine cette mise en place : la phase dite du stade du miroir, décrite par J. Lacan (1949). Le stade du miroir apporte quatre points de structuration dont trois ne sont pas développés ici : l’immaturation et l’anticipation de la forme globale ; l’émotion de la jubilation comme condition de la compréhension ; la formation du « je » grammatical de l’énoncé offrant une assise symbolique au sujet. Le quatrième point nous retiendra : chacun s’éprouve dans la relation imaginaire au miroir à l’instance de l’idéal qui pare l’image de son brillant. L’idéal installe l’idée d’un lieu qui présentifie l’avoir car le brillant semble désigner celui qui détiendrait l’insigne en ce point. Aussi aurons – nous tendance à vivre sous l’impératif de cet idéal que chacun cherchera plus ou moins à accomplir. Cette tyrannie n’est régulée que par l’ordre rationnel, par l’ordre symbolique. Le jeu autorise en effet cette régulation où d’un affrontement imaginaire, spéculaire, se dévoile une mise en ordre symbolique. Cette mise en place met en avant une logique binaire de type cybernéticienne qui rappelle la fameuse partie de cache – cache. Faire à partir d’un chaos, un ordre. Trois éléments primordiaux assurent le principe du jeu de cache – cache : la perte de l’objet, le regard (voir, être vu, se voir) et le langage (coucou). La perte de l’objet sous la forme du sein qui disparaît anticipe le jeu de cache – cache : perdre l’objet, retrouver l’objet, le faire réapparaître, remettre les choses en ordre. Il faut au départ une situation chaotique, une position d’abandon. On perçoit ici pourquoi dans une situation extrêmement angoissante, les enfants peuvent modifier la dimension anxiogène par le jeu. Le fait de jouer permet d’oublier ou de transformer cette situation. Le jeu est alors un acte qui vise à essayer de modifier une situation réelle physique.

Apparition – Disparition : le phallus enjeu du jeu

Le jeu de cache – cache implique un changement de place et un changement de discours comme activité symbolique lorsque le mot d’ordre « coucou » vient manifester la réapparition de l’objet initialement perdu. Il faut souligner la qualité phasique diachronique du jeu, de l’alternance et de l’absence pris dans l’avénement symbolique de l’apparition de la mère, de sa disparition liée à ce que la réapparition a toujours d’anticipé aux yeux du bébé. Cette dialectique est parlée par la mère et anticipée au futur antérieur. La capacité d’une mère à s’offrir comme miroir réside dans son aptitude à apparaître sur fond d’absence ou à disparaître sur fond de présence. Ce temps logique constitue le savoir même de l’anticipation (en partie inconscient) sans lequel les apprentissages et les compréhensions de la vie sociale seraient impossibles. On saisit l’importance de l’inattendu, de la surprise qui viennent entrecroiser le surgissement de la mère à un endroit où l’enfant ne l’attendait pas encore. L’enfant sollicite ce type de miroir : la représentation anticipée déclenche ses processus de fonctionnement moteur dans l’attente même de l’objet désiré. A partir du moment où l’image de l’enfant est reçu en miroir par la mère, il enclenche un futur antérieur : il cherche à prédire le futur en prenant appui sur ce qu’il a trouvé puis retrouvé dans le passé. Le jeu introduit en permanence ce type de logique qui instruit des écarts où se mesurent les fonctions du sujet.

Ces enjeux dialectiques d’apparition – disparition, ces mécanismes d’absence (0, zéro) sur fond de présence (1, +) permettent à l’enfant de se désolidariser des postures maternelles. Ce jeu d’écriture (+, 1) et (-, 0) qui dérive de l’informatique, permet d’illustrer ce moment clinique où l’enfant distingue ceux qui en ont 1 de celles qui n’en ont pas (-) ; puis d’isoler ce temps plutôt dépressif où il lui apparaît que tout le monde, chaque un, est frappé à la fois de cette double écriture, du + et du -. Il découvre alors que l’aventure humaine consiste à se débrouiller avec cette répartition de la différence des sexes et de la mise en place de la bisexualité.

Chaque signifiant porte avec lui le + et le -, la présence sur fond d’absence et l’absence sur fond de présence . Mais cette écriture permet de préciser que le sujet n’a pas de rapport direct au monde. Contrairement à ce que soutient le discours de la science, il n’y a pas un expérimentateur face à son objet car la théorie de jeux montre que le rapport au monde est médiatisé par un adversaire, par un autre auquel j’ai affaire et qui lutte ainsi avec moi. Nous croyons être deux mais nous sommes déjà trois car entre nous, il y a un lieu Tiers, ce lieu d’où s’exerce une référence, lieu d’intersection de nos paroles. Ce lieu Autre matérialise en effet les règles du jeu, c’est pourquoi nous ne sommes jamais face à un phénomène mais toujours dans un rapport médiatisé à un semblable, à un prochain, à un adversaire dans ce rapport à cette dimension tierce.

Afin que la présence soit attachée à l’absence, pour que Bien et Mal soient attachée à l’absence, pour que Bien et Mal soient attachés l’un à l’autre et nullement disjoints, il est nécessaire qu’un connecteur commun introduise une signification, une valence. La psychanalyse l’a répérée sous le terme de phallus : il est ce qui permet de penser, le plus et le moins. Il introduit au jeu de lumière et d’ombre, au mécanisme apparition – disparition. Le phallus est tout autant matérialisé par la présence que par l’absence (J. Lacan, 1958 ; P. Quignard, 1994). Le plus ou le moins sont tout deux indexés au phallus. Sa possession (l’instrument du gain qui me fait briller aux yeux de l’adversaire) donne la place du maître quand l’autre (le perdant) s’entend réclamer ce qui lui manque. La référence au phallus n’est pas moins présente lorsqu’il fait défaut, lorsqu’il est frappé par le manque. C’est le manque qui lance la plainte, la revendication, qui ouvre alors à une demande donnant accès à l’organisation du désir et de la jouissance.

Le jeu introduit l’enfant au champ sublimé de la sexualité. Notre champ perceptif peut rester flou et inopérant toute la vie si à aucun moment nous ne rencontrons quelque chose de raisonnable. Le champ perceptif d’un enfant peut rester sauvage, indomptable, irraisonnée tant qu’il ne trouve pas de communauté pour interpréter les perceptions qui sont les siennes. Si ce que je ressens, je le ressens seul, je ne pourrai me lier à autrui, mais si je peux le confronter, le partager, le vérifier auprès d’un autre que moi – même, je trouverai dans cet échange, non seulement une limite à mes perceptions, mais une aune qui me permettra de mesurer plaisir et désagrément. Au fur et à mesure de son développement, le champ perceptif de l’individu a besoin de vérifier, auprès de l’autre, que la jouissance du semblable correspond à l’interprétation qu’il en fait. Est « raisonnable », acceptable, ce sur quoi je peux me mettre d’accord avec autrui, en vérifiant que ce dernier est engagé dans une jouissance semblable à la mienne. Il s’agit d’une interprétation sexuelle du champ perceptif et ce partage de plaisir peut aisément supporter l’idée d’une communauté génétique. Etre semblable dans ce partage implique l’idée de relever d’un même père. L’interprétation sexuelle ne tient pas tant à la qualité de la jouissance fournie (qui peut paraître bien modeste par rapport à des jouissances contemporaines plus exaltantes, la toxicomanie) qu’à la vérification confirmée de la relation au semblable. « Confirmer » signifie qu’on a le témoignage, grâce au jeu, que cette jouissance éprouvée est bien la bonne puisque le semblable, l’adversaire, l’éprouve à son tour et s’il est vrai que la jouissance sexuelle s’indexe d’un rapport au père et au – delà de lui, d’un rapport au phallus, il s’agit du même coup de la confirmation du rapport à l’Autre où le père viendrait se tenir. Le jeu est le support d’une telle confirmation.

Entame

On n’apprend jamais qu’à répondre à l’entame de celui de celle qui interpelle découvrant alors du même coup sa propre entame. Jouer conduit à une découverte réciproque entre les partenaires où chacun jouit d’une entame qu’il découvre au fil du jeu. La mise en place acceptée d’une telle entame où la réciprocité vaut comme établissement d’un champ perceptif commun, ouvre à la jouissance des joueurs, des locuteurs.

La reconnaissance d’une entame mutuelle acceptée est une forme de prévention face à des situations inconfortables qui surgissent sans cesse dans la réalité : la violence est déclenchée lorsque les adversaires refusent d’être entamés ou n’acceptent pas l’entame de l’autre.

La psychopathologie de la vie quotidienne montre aujourd’hui une modalité particulière d’une jouissance enveloppante, où les rythmes continus, les spots de lumière et l’objet regard de la télévision font jouissance de façon prévalente. Jouir ensemble des mêmes objets, en foule, en bande, constitue une modalité contemporaine. Le jeu ouvre à cette possibilité : jouir en groupe, mais il permet aussi la rencontre avec les entames réciproques des partenaires (A. Guy, 1996b). Il autorise la reconnaissance de la division du sujet que notre société semble proscrire. Nous ne sommes pas en effet une unité psychologique mais en nous plusieurs dimensions sont appelées à se faire entendre. L’entame divise le sujet et organise un désir réciproque quand la jouissance toute et enveloppante abolit l’idée même de sujet.

Jouer c’est apprendre à être divisé par le plaisir ou la souffrance. Plaisir de retrouver ce qu’on avait perdu, souffrance de se voir dérober le gain qu’on croyait obtenir.

Pertes et profits

Comment entendre ici « jouir du temps perdu » ?

Tout d’abord, redonner une épaisseur au temps afin que notre carte mentale ne se restreigne pas à une peau de chagrin. Perdre son temps, grâce à l’acte de jouer c’est résister non seulement à l’accélération de la réalité et aux conditions nouvelles de la vitesse, mais c’est surtout se structurer pour entrer dans le lien social. L’entame désigne une façon de débuter le jeu. Certains enfants sont réticents au jeu, ne sachant pas comment l’entamer, n’acceptant pas d’être entamés. Qu’est – ce que savoir ? La vertu de tout jeu nous contraint à se débrouiller avec ce qu’on sait et nullement avec ce qu’on connaît (ce qui a été appris, ce qui relève des connaissances livresques). Que sait – on ? Se débrouiller avec le défaut, l’incomplétude de tout savoir. C’est parce que je ne sais pas que je peux trouver, inventer des réponses face au hasard, aux incertitudes du jeu, face au hasard, aux incertitudes du jeu, face à la complaisance ou à l’agressivité des partenaires, face à l’incompréhension des règles qui font obstacle à la liberté de jeu. Reculer pour mieux sauter, faire d’une perte un gain (pertes et profits). Ce mouvement n’est possible qu’à se fier au savoir qui vient, mettant en suspens l’idéal d’une réponse technologique et scientifique propre à la prise de connaissance. Le joueur est nécessairement bricoleur ; s’arranger des « moyens du bord » (C. Lévi – Strauss, 1962). Le bricoleur en effet épelle le répertoire de la perte ; il se confronte aux pièces qui manquent, aux instruments disponibles, aux oublis. Le savoir ne vaut que s’il peut être oublié.

Le bricoleur comme le joueur inventorie le manque dans un souci de « finition » la plus aboutie possible.

Les intensités du jeu reposent alors sur l’habileté à savoir se servir du manque. Le joueur, à l’image du bricoleur de la pensée sauvage, possède une pensée naturelle du manque, à la différence du savant qui court toujours derrière le manque pour le combler et l’anéantir.

La logique du jeu épelle le répertoire de la perte dans un savoir insu qui parvient à se débrouiller avec les éléments disponibles et ceux qui viennent à faire défaut. D’une perte et d’un manque de moyens, le bricoleur produit un gain, comme le joueur. Le joueur parle au moyen des cartes et des pions, établissant une véritable langue de l’action lorsque son corps se coule à l’intérieur des coups et des plis qu’ils réalise. Le jeu consiste alors à faire d’une perte un gain, une réussite : jouir d’une perte et d’un temps perdu mais gagné sur la civilisation.

Critique clinique d’une théorie des jeux

Cette théorie des jeux implique une critique clinique : les auteurs supposent toujours un comportement rationnel de la part des joueurs. Chacun est conçu comme cherchant à gagner, à s’emparer de l’instrument phallique qui motive l’enjeu. La partie se modifie si les partenaires sont plus attachés par la volonté de perdre que de gagner. Il s’agit ici d’un trait clinique fort répandu : les gains sont peut – être plus importants dans le goût répété de la perte. Les individus parfois préfèrent s’installer dans une logique de la perte, s’estimant y gagner plus en perdant. Il s’y retrouvent. Les jeux à sommes négatives, développées par Von Neumann et Morgenstern participent de cette orientation : ainsi dans des conflits sociaux, patronat et syndicat savent qu’ils perdront chacun et pourtant aucune raison ni aucune négociation ne paraît contredire le bilan qui s’installe. La perte et le conflit sont souvent préférés à la négociation. Ce goût de perdre peut être poussé jusqu’à l’accomplissement de l’idéal qui s’incarne dans cette phase spéculaire du miroir, idéal lancé comme un véritable défi à la mort. Le goût de perdre cherche à entraîner celui qui vient en aide, qui joue au jeu, dans une chute irrémédiable : il s’agit alors de montrer à celui ou celle qui tendait la main qu’il ne peut rien pour sauver celui qui se voue à sa perte. L’autre qui croyait gagner se découvre castré, humilié devant la chute dans laquelle le partenaire l’entraîne. Aujourd’hui, beaucoup d’adolescents, faute d’avoir su jouer, d’avoir rencontré dans le jeu le rythme, le chant, la consécration motrice dans l’acte de jouer, sont dans l’acte fou et désespéré par goût, non pas du risque, mais d’une perte qui procure plus de jouissance qu’un gain qui arrête la partie et fixe le partenaire dans un jeu fini.

Cette réflexion n’aborde pas ici la thématique « ludopathique », une pratique irrépressible des jeux, une frénésie dévastatrice qui se caractérise par une mise en scène particulière de l’avidité, de la dette et de la mort (M. Valleur et C. Bucher, 1997 ; C. Bucher, 1998).

Le rôle du jeu ne relève donc aucunement de l’utile, de l’agréable ou des apprentissages.

Tous les éléments structuraux de l’être parlant sont représentés dans les situations ludiques. L’acte de jouer est non seulement un moyen d’expression privilégié de l’enfant mais il est un moyen indispensable à la structuration du sujet jusqu’à son implication sociale. Il met en scène le corps et son réel (l’éprouvé), le savoir conscient ou inconscient, le désir lié au plaisir, à la perte, au manque et au fantasme. La fonction du jeu est de représenter un espace et un temps de liberté, de résistance par rapport non seulement à une réalité non consentie, mais à une impossibilité du corps en acte. On oublie trop souvent que le jeu pour l’enfant comme pour l’adulte met en acte le corps. Cet acte corporel est différent de celui de l’animal en réaction directe avec l’environnement, avec la saisie de l’objet, dans l’instant présent. Le sujet jouant s’inscrit dans une représentation hors du temps et de l’espace sous le regard de l’Autre, dans une répétition jubilatoire scandée par le discours de l’adulte ou du partenaire de jeu et de leurs désirs. Les ludothécaires veillent à respecter la liberté de jouer de l’enfant. Il faut permettre beaucoup de moments de jeux de l’enfant, jeux spontanés, et ne pas trop solliciter des moments de jeux dirigés par l’adulte où son regard prévaut. Le jeu est utilisé spontanément par l’enfant parce qu’il représente des caractéristiques cliniques : le plaisir est en effet ce que les êtres humain échangent entre eux. Jouer renvoie donc chacun d’entre nous à un plaisir infantile. Lorsqu’un adulte joue devant un enfant, c’est de l’infantile qui joue en lui tout en devant maintenir parfois une position adulte au regard de l’enfant. Les parents changent leur regard sur leurs enfants lorsqu’ils les voient jouer ensemble. Les ludothèques peuvent autoriser les adultes à jouer avec les enfants : ainsi des parents découvrent leur fils ou leur fille comme ils ne les avaient jamais considérés auparavant. L’enfant pris par le jeu accepte de montrer des facettes de lui – même (perdre, gagner, changer de place, changer de discours) qu’à la maison il refuse de faire valoir. La rivalité dans la fratrie impose un sens de la propriété où il refuse de prêter ses jouets et occasionne mille disputes. Alors que dans le jeu, il se révèle tout autre : perdre n’est nullement une situation compliquée et est même l’occasion d’un éclat de rire. La considération des parents sur l’enfant se modifie parce que sa présence au jeu oblige à changer de regard sur lui. D’un coup, dans un contexte inattendu, les signes de l’échange parent – enfant vont changer de nature et de valeur et ce à quoi les parents croyaient voir fixé leur enfant se trouve démenti dans l’activité ludique. L’enfant qu’ils croyaient reconnaître n’est plus le même et des solutions jusqu’alors bloquées dans la réalité familiale trouvent des solutions inédites du fait que les partenaires s’entretiendront les uns les autres sur un fond d’image qui a pu évoluer. Le jeu permet à l’enfant de trouver sa place dans la famille et dans le lien social : jouer ne résout pas les tensions d’une situation familiale, mais il permet, d’alléger les situations lorsque les parents découvrent leur enfant sous un autre jour. L’enfant lui aussi peut découvrir dans la menace qu’incarnent les adultes qu’il peut à son tour leur dérober une puissance, les imiter : le jeu permet à chacun d’adapter son corps à l’image du corps de l’autre ; le tout – petit le fait spontanément, sans retenue, cherchant dans une certaine gaucherie à s’adapter au corps du plus grand.

On peut conclure sur une précaution : ne pas abuser des possibilités du jeu éducatif. Ne pas imposer des exercices difficiles sous une forme amusante en abusant l’enfant pour faire passer plus facilement des difficultés en croyant se servir du plaisir de l’amusement. La répétition des jeux éducatifs est souvent contraignante et l’enfant continue à jouer à ces jeux pour faire plaisir à l’adulte, en particulier s’il entretient une relation d’amour importante avec un des adultes. Ces jeux ne sont plus du jeu si l’enfant ne peut pas les interrompre, s’il ne peut pas les transformer, voire même tricher.

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(Paru dans EV 53, 06/2002)