Lu pour vous

Identités et débats autour du voile à l’école

 

par Bruno Derbaix

Cet article s’ancre dans mon expérience de professeur de religion dans une école catholique de Schaerbeek. Cette école à discrimination positive a une population majoritairement belge (78 % des élèves) dont les origines sont essentiellement étrangères. Dans les classes que je fréquente (qui correspondent à un tiers de l’école) il y a ainsi environ 80% d’élèves d’origine marocaine et turque, 10% d’origine centre africaine et 10% d’autres populations (notamment d’origine belge). Cette proportion se voit en quelque sorte inversée dans le corps professoral puisqu’à peu près 90 % de celui-ci est d’origine belge pour seulement 10 % d’origine maghrébine.
L’objectif du présent texte est d’aborder la problématique de la multiculturalité (et des questions qu’elle pose concrètement à l’école) à partir des tensions observées autour de la question du port du voile dans cet établissement, question particulièrement aiguë cette année.
Je travaille dans cette école depuis le début de l’année. Je suis donc un « jeune enseignant » et certains aspects de la vie de l’école m’échappent très probablement. Par ailleurs, j’ai assuré trois ans durant un poste de chercheur en sociologie et l’analyse qui suit profite des méthodes qualitatives que j’utilisais dans ce cadre.

Historique

Le déclencheur des tensions qui traversent actuellement la vie de l’école est l’attitude de certaines élèves consistant à refuser d’ôter leur voile lors d’activités scolaires à l’extérieur de l’établissement, et ce malgré l’interdiction du règlement à cet égard. Suite à ces refus et notamment à une lettre adressée à la direction par l’une de ces élèves, la question s’est posée ouvertement parmi les professeurs de savoir si l’interdiction du port du voile lors des sorties était véritablement justifiée. La discussion de cette question permit de découvrir que les enseignants étaient loin d’être sur la même longueur d’onde à ce sujet, de sorte que le débat se prolongea lors de plusieurs assemblées générales successives. Parallèlement, les revendications de certaines élèves (principalement concentrées dans une classe) se sont confirmées et renforcées, au point que celles-ci refusèrent notamment à plusieurs reprises de participer à des cours d’éducation physique prestés à l’extérieur de l’école. Ces écarts furent traités disciplinairement de manière assez nette : après un avertissement écrit, les élèves revendicatrices écopèrent d’un jour de renvoi.

Ces événements furent l’occasion d’observer un certain nombre de tensions culturelles au sein de l’école, tensions qui étaient pour la plupart latentes et tues jusque là. J’essayerai plus tard d’identifier ces tensions mais, entre-temps, je crois utile de décrire brièvement les espaces de discussion à partir desquels j’ai fait mes observations (autant pour les professeurs que pour les élèves).
Espaces de discussion

Au moment des problèmes disciplinaires rencontrés par ces élèves, j’avais déjà décidé d’aborder la problématique du port du voile dans certaines classes, surtout chez les cinquièmes qui semblaient être plus au cœur du phénomène que les autres : les élèves sont suffisamment âgés pour affirmer leurs revendications et, contrairement aux sixièmes, ils ont encore un certain avenir à l’école et ne pensent pas prioritairement à l’année suivante. Le cycle de cours que j’ai entamé sur le port du voile m’a donc permis de porter mon attention sur les tensions et incompréhensions des élèves, tant à propos de la problématique spécifique du port du voile qu’à propos des tensions culturelles plus générales.

En ce qui concerne les professeurs, mes observations viennent essentiellement des discussions échangées lors des assemblées générales et à d’autres moments plus informels. Cela dit, suite aux tensions observées, un processus de discussion et de travail s’est mis en route afin de résoudre le problème posé par le désaccord d’un grand nombre de professeurs à l’égard du règlement. Plusieurs réunions ont donc déjà eu lieu afin d’identifier les positions existantes et d’essayer de dégager des possibilités d’évolution. Par ailleurs, il existe à l’école un « groupe de solidarité multiculturelle » dont l’objectif est précisément d’organiser des activités permettant d’œuvrer au vivre ensemble dans la différence. Vu le contexte, les réunions de ce groupe (dont je fais maintenant partie) furent également l’occasion de faire le point à propos de la problématique du port du voile et des tensions culturelles sous-jacentes.

Tensions culturelles observées

Il me faut d’abord clarifier un élément assez important lorsque l’on parle de tensions culturelles dans un établissement catholique en Belgique. Beaucoup de gens ont spontanément tendance à croire qu’un établissement catholique peuplé de musulmans sera forcément le théâtre de tensions culturelles entre catholicisme et islam. A mes yeux la réalité est toute autre. Il y a certes quelques tensions identitaires entre catholiques et musulmans, mais elles sont relativement rares et pratiquement inexistantes pour les catholiques d’origine belge. En fait, la grande majorité des tensions culturelles oppose l’islam et une vision laïque du monde proposée par l’école. En effet, dans une école catholique, le cours de religion peut être comparé au « dernier refuge » de la religion. L’ensemble des autres cours porte un idéal beaucoup plus proche des valeurs modernes et laïques de contrôle de l’homme (et de son « intelligence ») sur le monde que des valeurs religieuses de soumission à l’ordre divin. Cet élément se traduit très concrètement (dans mon école comme ailleurs) par le fait que la plupart des chrétiens le sont surtout du point de vue culturel et beaucoup moins du point de vue de la pratique. En outre, les valeurs transmises dans l’ensemble des cours sont des valeurs beaucoup plus associées à la « réussite » de l’idéal démocratique qu’à une quelconque référence religieuse.

A partir de ces différentes observations, j’ai tenté d’identifier les valeurs culturelles sous-jacentes ainsi que les oppositions ou tensions qui pouvaient intervenir entre elles. Les tensions culturelles que j’ai ainsi relevées peuvent se diviser en deux axes : l’axe des arguments « logiques » et celui des identités.

1. Les arguments logiques

Du point de vue des arguments évoqués, mes différentes observations et les questions traitées en classe m’ont conduit à construire le tableau suivant :

Pour le port du voile

Liberté : – d’expression (à travers les vêtements)

– de pratiquer sa religion

Egalité : – certains signes d’appartenance religieuse (notamment chrétiens) sont autorisés à l’école, pourquoi pas le voile des musulmans ?

Respect : – il faut respecter toutes les religions, y compris la religion musulmane

– porter le voile permet de se faire respecter des garçons musulmans

– porter le voile permet de se faire respecter des professeurs et des élèves d’origine belge

– Le voile n’est qu’un bout de vêtement.
Il ne gêne personne

– Le voile n’empêche pas l’activité principale de l’école qui consiste à apprendre

EMANCIPATION
Version mixée de l’émancipation occidentale et d’une certaine culture musulmane
Contre le port du voile

Liberté : – le voile est une atteinte à la liberté de la femme dans la société

– certaines filles sont obligées de porter le voile. L’interdire c’est leur donner la liberté de ne pas le porter

Egalité : – le port du voile introduit des discriminations entre les élèves (notamment dans le comportement des profs). L’interdire c’est rendre tous les élèves égaux par rapport à l’enseignement qu’ils reçoivent

– le port du voile est le symbole de l’inégalité de la femme par rapport à l’homme

Respect : – la femme doit être respectée, et le voile ne la respecte pas car il la soumet à l’homme

– Le voile est quelque chose de très provoquant vis-à-vis des professeurs, surtout dans le contexte politique actuel où il est l’objet de nombreuses tensions

– Le voile est un frein aux bonnes conditions d’apprentissage, non seulement au cours de gymnastique pour des raisons techniques, mais aussi pour l’ensemble des cours car il permet aux élèves de se cacher des professeurs dans la relation d’apprentissage

EMANCIPATION
Vision occidentale traditionnelle de l’émancipation féminine

L’identification de ces différents arguments montre bien le côté « tragique » de la question du port du voile à l’école : on retrouve les mêmes valeurs et arguments au service de points de vue fondamentalement opposés. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que, dans un cas comme dans l’autre, ces valeurs sont typiquement démocratiques (liberté, égalité, respect, etc.). En fait, ce qui fait la spécificité des arguments contre le port du voile est qu’ils partent majoritairement du postulat que le port du voile est une obligation des hommes à l’égard d’autres hommes (d’une règle sociale et culturelle) et que cette obligation est défavorable à la femme. Les arguments « pour » au contraire partent de l’hypothèse que l’obligation du port du voile est une obligation à l’égard de Dieu qui s’impose à des filles croyantes et volontaires.

Ces deux argumentations ont en fait tort et raison à la fois car les deux groupes sociaux existent (et les élèves eux-mêmes le reconnaissent systématiquement) : il y a effectivement un nombre important d’adolescentes qui portent le voile par conviction (même si cette conviction est culturellement suggérée, cette conviction est aussi la leur) ; et il y a également des jeunes filles qui portent le voile surtout par obligation et sont bien contentes de l’enlever lorsqu’on les y oblige ou lorsque la situation le permet. La frontière entre ces deux groupes est d’ailleurs floue et les élèves sont ainsi régulièrement un peu des deux à la fois.

Comme le montre ce tableau, les arguments des uns et des autres amènent à penser que les positions contre le port du voile ont tendance à prendre la culture musulmane comme une culture impropre à l’émancipation de la femme, ainsi qu’à dénier aux élèves la possibilité de choisir volontairement une voie non émancipatoire du point de vue occidental. A l’inverse, on voit également que les positions pour le port du voile méconnaissent l’influence sociale forcément à l’œuvre dans un groupe culturel comme les musulmans. Bref, les uns dénient aux femmes le fait qu’elles puissent être libres de porter le voile, les autres ignorent que certaines s’y sentent obligées explicitement ou implicitement.

Devant cette confrontation argumentaire apparemment insoluble, ne faut-il pas se demander si, sous des dehors de débat d’idées, on ne se situe pas plutôt face à une opposition d’identités. Dans l’optique de cette interrogation, la suite du texte propose une lecture des comportements des uns et des autres en fonction non plus de leur prétention à la vérité mais tout simplement des positions identitaires qui peuvent les expliquer.

2. Tensions identitaires

a) Les élèves
Du point de vue identitaire, plusieurs arguments me semblent expliquer le choix de certains élèves de porter le voile :
– une certaine crise d’autorité par rapport à l’école, liée à la période adolescente mais également à une certaine frustration provenant du fait que l’école est rarement un lieu de valorisation des jeunes musulmans
– des réactions de solidarité dans un contexte où les musulmans sont dénigrés autant par les médias que lors de nombreux contacts visuels ou verbaux dont ils sont victimes dans l’espace public
– une certaine recherche de racines dont ils sont « privés » en tant qu’immigrés. Peu importe si les racines qu’ils trouvent dans cette recherche ne sont pas toujours issues réellement de la culture de leurs ancêtres mais plutôt d’une relecture très contemporaine de l’islam. Cette culture devient la leur et leur permet d’une certaine manière un équilibre identitaire. A cet égard, ne pas prendre cette culture au sérieux du fait qu’elle provient de l’influence de courants musulmans parfois contestables présente le gros défaut de refuser de reconnaître leur identité « réelle ».

Si ces aspects identitaires sont importants à reconnaître, il me semble également important de souligner le fait qu’ils font partie d’une quête adolescente dans un contexte spécifique. En parlant avec certains professeurs et éducateurs de l’école, je me suis en effet rendu compte qu’il y avait de nombreux cas de jeunes musulmans très revendicatifs en secondaire mais qui avaient ensuite diamétralement changé de position lors de leurs études supérieures. Considérer ces attitudes du point de vue de leur enjeu politique (et notamment démocratique) et non par rapport à leurs aspects identitaires me semble par conséquent maladroit. S’il ne faut pas nier les réalités collectives qu’il y a dans les évolutions contemporaines de l’islam, il ne faut pas non plus oublier que l’on se trouve en face d’adolescents dont la recherche identitaire est loin d’être figée.

A cet égard, approcher la question du port du voile par l’identité permet de souligner une certaine schizophrénie des élèves musulmans : confrontés à des modèles culturels et des visions du monde très différents, ils ont tendance à séparer fortement le cadre de l’école et ce qu’on leur enseigne dans leur milieu social et familial. Ce n’est que lorsqu’ils tentent de réconcilier les deux modèles (et la revendication du port du voile est une tentative de ce genre) que les problèmes éclosent. Cette observation fournit d’une part des explications sur certaines difficultés scolaires des élèves (principalement dans les options scientifiques qui présentent les « écarts culturels » les plus significatifs en même temps que les problèmes scolaires et de voile les plus aigus). Elle montre d’autre part que la revendication du port du voile est souvent loin d’être une fuite unilatérale du modèle occidental. C’est au contraire une tentative de le « marier » avec la culture musulmane au contact de laquelle elles vivent.

b) Les professeurs
En ce qui concerne le corps professoral, les enjeux identitaires sont également loin d’être secondaires. Concrètement, les réactions que j’ai pu observer ont tendance à se regrouper en deux modèles identitaires liés à deux conceptions différentes de l’enseignement. A ce sujet, il me faut bien préciser que les deux « modèles identitaires » qui vont suivre ne correspondent pas de manière stricte à deux groupes parmi les enseignants. Certes certains enseignants se situent très clairement dans un profil identitaire ou dans l’autre, mais un grand nombre semble plutôt être « entre les deux », ne sachant pas très bien sur quel pied danser.

Le premier type de réactions consiste à considérer le voile en relation avec certaines cultures et sociétés dont il est issu, c’est-à-dire à l’appréhender comme le symbole de sociétés non démocratiques instituant notamment la supériorité de l’homme sur la femme, bref comme un symbole opposé à l’idéal d’émancipation de l’école. En ce sens la revendication du port du voile intervient comme une agression à l’égard de l’idéal scolaire dont sont porteurs ces professeurs. Cette revendication est également synonyme d’une sorte d’échec du métier d’enseignant : malgré leurs compétences et leur travail, les professeurs n’ont pas réussi à transmettre cet idéal d’éman-cipation et ces valeurs démocratiques aux élèves, au point que ceux-ci choisissent délibérément d’afficher des signes qui lui font violence. Face à cette frustration, les réactions les plus fréquentes consistent à :
– attribuer la responsabilité de la revendication du port du voile à une influence extérieure : « si cette élève que je connais depuis un moment se met à porter le voile, c’est qu’elle a dû être influencée » ;
– souligner les contradictions comportementales des élèves qui revendiquent le port du voile : « elles portent le voile mais n’arrêtent pas de draguer », « on voit bien qu’elles l’enlèvent dès qu’elles peuvent lors des voyages de classe », etc. Ces contradictions sont d’ailleurs nombreuses du fait que ces élèves sont précisément entre deux cultures et cherchent la plupart du temps à trouver des compromis viables pour réduire ce genre de contradictions.

Ces réactions sont malheureuses car elles considèrent l’élève non pas dans sa trajectoire identitaire individuelle (ce qui me semble être la réaction appropriée pour un professeur) mais, soit du point de vue collectif de sa signification politique, soit du point de vue de leur incohérence logique. Bref, ces positions « sortent » en quelque sorte de la relation scolaire car elles refusent le rapport (idéal) de compréhension identitaire de l’enseignant à l’égard de ses élèves et rentrent dans un conflit en termes d’identités collectives et d’enjeux politiques. Cela dit, cet idéal relationnel entre professeurs et élèves, consistant pour les premiers à porter une attention individuelle aux seconds, est loin d’être facile dans la pratique lorsque l’on a 25 élèves par classe et, plus important, il peut se révéler carrément problématique lorsque l’on considère que l’égalité des élèves est centrale dans le projet d’enseignement.

C’est qu’en effet ces réactions me semblent renvoyer à un projet typiquement démocratique dont est porteur l’enseignement : il s’agit de garantir l’égalité des élèves par rapport à l’émancipation et à la réussite sociale auxquelles l’école donne accès. Le type d’enseignement visé est conçu comme transmission d’un ensemble de savoirs et de valeurs liés à l’idéal démocratique et propices à l’émancipation des élèves ainsi qu’à leur réussite future. Dans cet idéal, l’identité de l’enseignant se définit par ses capacités à transmettre ces valeurs et ces connaissances aux élèves, et ce malgré les résistances de ceux-ci. Dans cette optique, la tâche de l’enseignant est d’ailleurs d’autant plus difficile que la culture des élèves est éloignée des valeurs à transmettre, d’où la nécessité de dispositifs de compensation comme la « discrimination positive » dont mon école et ses élèves sont d’ailleurs bénéficiaires.

Le second type de réactions consiste à considérer les revendications du port du voile non comme des positions politiques mais avant tout comme des demandes identitaires individuelles. Ces réactions sont celles de professeurs qui ne perçoivent pas forcément le voile comme quelque chose de positif et émancipateur, mais qui reconnaissent que ce voile participe de l’identité des élèves auxquels ils sont confrontés. En outre, ces professeurs tendent à penser que le projet émancipatoire dont est porteuse l’école ne peut précisément se construire qu’à partir de l’identité des élèves. C’est ce qui les amène à défendre majoritairement un règlement qui interdirait le voile dans l’école, mais qui l’autoriserait lors des sorties scolaires. Une telle position permettrait en effet de bien indiquer que le voile n’est pas perçu comme partie prenante des valeurs portées par l’établissement tout en reconnaissant l’identité des élèves telle qu’elle se donne dans l’espace public.
L’idéal scolaire auquel renvoient ces réactions n’est plus celui d’un enseignement qui serait avant tout égalitaire. L’idéal enseignant ici porté a pour objectif l’épanouissement individuel de l’élève, son acquisition de compétences qui lui permettront non seulement d’exprimer son identité individuelle, mais également d’effectuer un parcours social et citoyen réussi. En ce sens, cet idéal est lui aussi lié à une perspective démocratique : l’idée que la démocratie repose avant tout sur la capacité de participation individuelle des citoyens, l’idée que la démocratie est surtout « participative ».

Cette manière d’aborder l’enseignement revient à adresser à l’élève la consigne « sois toi-même ! » et à l’aider à y arriver du mieux possible dans un projet de compétences. Elle suppose ainsi de la part de l’enseignant d’être capable de porter une attention individuelle à chacun de ses élèves. En ce sens, on est d’ailleurs en droit de se demander si elle n’attend pas un peu des professeurs qu’ils soient des « surhommes » (surtout quand les moyens sont faibles et les classes nombreuses). De plus, en transformant le projet de connaissance scolaire en un projet d’épanouissement individuel, cette vision de l’enseignement ne rend-elle pas difficile l’évaluation de la frontière entre les rôles respectifs de la famille et de l’école ? Enfin, l’injonction « sois toi-même ! » a quelque chose de paradoxal et de profondément angoissant : confronté au projet de construire une identité qui lui serait spécifique, l’élève adolescent devient en même temps responsable du résultat de cette évolution identitaire, et cette responsabilité peut s’avérer bien lourde à porter.

On remarquera que cette tension identitaire chez les professeurs correspond assez adéquatement à la situation de l’enseignement en général qui est pris entre les valeurs associées à son histoire comme institution d’un pays démocratique et la réforme des compétences actuellement en cours.
Des revendications comme autant de questions …

A travers cette rapide traversée de la question du port du voile par le biais des identités, il m’a semblé que les comportements visant à revendiquer le port du voile à l’école pouvaient être lus comme autant de questions adressées par ces élèves à l’institution scolaire. Avant d’essayer de conclure, j’ai choisi de reprendre un certain nombre de ces interrogations qui me semblaient pertinentes.

La revendication du port du voile par les élèves vient tout d’abord interroger le modèle « traditionnel » de l’enseignement. Sous des dehors de débat d’idées, le refus du port du voile de la part d’une grande partie des enseignants ne témoigne-t-il pas d’une certaine « monoculturalité » de l’idéal dont l’école est porteuse. Certes d’un certain point de vue le voile apparaît en décalage par rapport aux valeurs de l’école, mais n’y a-t-il pas une réaction excessive à son égard si on le compare à d’autres comportements ostensiblement en décalage avec le projet scolaire (comme les walkmans ou d’autres tenues vestimentaires) mais participant en même temps de notre culture occidentale ?

Du point de vue des élèves, n’y a-t-il pas également une certaine hypocrisie à leur refuser le port du voile en référence à un idéal égalitaire de l’enseignement alors qu’ils sont confrontés à une école profondément inégalitaire ? Comme l’a notamment montré le rapport « Pisa 2000 », l’enseignement en communauté française est en effet le théâtre d’un important fossé entre des écoles « fortes » au public principalement d’origine belge et européenne et des écoles « très faibles » au public majoritairement d’origine étrangère. Au-delà des statistiques, je suis régulièrement confronté à des élèves qui sentent très bien que l’école ne donne pas les mêmes chances à tous, et qu’ils ne font pas partie des « favorisés ».
Plus généralement, si l’on juge les identités en partant du postulat qu’elles sont toujours imparfaites au regard des idéaux, les attitudes des jeunes musulmanes revendicatrices à l’égard du voile tout en étant actives du point de vue scolaire et citoyen sont-elles vraiment si négatives que cela ? Comparées par exemple au décrochage scolaire plus important des jeunes garçons musulmans, ou à l’attitude de fuite de l’école par le biais des drogues douces que l’on observe régulièrement dans les populations d’origine belge, nos jeunes filles voilées apparaissent en effet bien souvent comme des « élèves modèles ». En ce sens, le fait que dans une école comme la mienne il n’y ait pratiquement pas de problèmes d’alcool, de cigarette ou de cannabis interroge également sur les capacités respectives du modèle « occidental » et du modèle musulman quant à l’épanouissement à l’adolescence.

Ces trois questions s’adressent essentiellement à la vision traditionnelle de l’enseignement présentée plus haut, et nous avons vu que les attitudes des enseignants renvoyaient aussi à une autre idée de l’école. Ce second modèle scolaire impliquait une plus grande attention aux identités individuelles des élèves et l’accompagnement de ceux-ci dans un projet de construction de soi. Relativement à la problématique du port du voile, ce second modèle possède à mes yeux pas mal d’avantages par rapport au premier. Il permet d’une part de mieux accepter la place du voile dans l’identité des élèves, et d’autre part de relativiser l’importance de l’islam dans leur construction identitaire en montrant que cette dernière se nourrit en fait simultanément de plusieurs référents culturels.

Il me faut cependant remarquer que, à l’égard de ce modèle également, les revendications du port du voile adressent une remise en question peu banale. En effet, dans un contexte où l’école demande aux élèves d’« être eux-mêmes » (d’être des individus spécifiques), l’accroissement du port du voile (revendiqué ou non) n’est-il pas une sorte de réponse indiquant que les élèves ne sont pas tant en recherche d’épanouissement individuel que d’identité collective ? Plus généralement, la recrudescence des revendications identitaires musulmanes n’indiquerait-elle pas que, comparativement au modèle musulman, le modèle identitaire transmis par l’école et la société occidentales se révèle bien peu rassurant ? Au-delà d’une question d’équilibre identitaire, on peut en outre se demander si une partie du problème ne renvoie carrément pas aux questions existentielles que nous rencontrons tous. Ce que me suggère le comportement des élèves portant le voile, c’est en effet qu’à l’adolescence peut-être encore plus qu’aux autres périodes de notre vie, nous sommes confrontés à des questions existentielles dont dépend notre santé mentale et que, à cet égard, la culture occidentale contemporaine en général et l’école en particulier offrent souvent bien peu de supports de réflexions et encore moins de réponses.

Conclusion

Considérer le problème du voile par le biais des identités m’amène donc à constater que les comportements des élèves revendicateurs à cet égard interpellent l’école à plus d’un titre, et qu’il est peu probable que des solutions simples et faciles viennent résoudre rapidement ces difficultés.

Il me semble cependant que certaines pistes peuvent se dégager de l’analyse qui précède. Tout d’abord, il conviendrait d’accorder à la dimension identitaire du conflit qui traverse l’école une importance primordiale : les tensions entre élèves et professeurs tout comme celles des professeurs entre eux proviennent de manières différentes de percevoir l’école et d’y projeter son identité. A une époque et dans une ville de plus en plus multiculturelles, la problématique du port du voile me semble par conséquent indiquer qu’il est temps pour les uns et les autres d’accepter leurs identités mutuelles, sous peine de voir se multiplier les échanges de comportements blessant sous forme de dialogues de sourds. Il s’agit donc bien entendu que les musulmans belges ou vivant en Belgique reconnaissent les qualités du système démocratique occidental et des cultures qui y sont associées. Mais cela suppose aussi pour les personnes de culture plus exclusivement occidentale d’admettre que leur modèle n’est peut-être pas aussi idéal qu’on veut souvent le faire croire et que, malgré certains stéréotypes socialement et médiatiquement véhiculés, les cultures musulmanes ont – comme les autres – beaucoup de choses à nous apporter.

Doit-on pour autant revoir fondamentalement le contenu du message que l’école a à transmettre ? Je ne crois pas. On peut très bien porter une culture, des valeurs et une vision du monde tout en reconnaissant que les autres ont des qualités. A cet égard, il est à mon sens normal que le règlement d’ordre intérieur d’une école traduise concrètement ses valeurs et que, le cas échéant, le voile soit donc complètement ou partiellement interdit à l’intérieur de son enceinte. Néanmoins, une politique qui, d’une part pousserait cette interdiction jusqu’à la dévalorisation d’une dimension de la culture des élèves, et qui plus généralement ne laisserait pas de place pour le dialogue interculturel entre les différents acteurs de l’école, me semble vouée à l’échec.

Bref, peut-être faut-il tout simplement avoir l’humilité d’admettre d’abord que l’école n’est pas neutre, de reconnaître ensuite que les valeurs qu’elles transmet sont culturellement situées et loin d’être idéales, d’accepter encore que celles dont les élèves ont en partie hérité sont peut-être plus riches qu’on ne le pense souvent et enfin d’intégrer le fait que, les uns comme les autres, c’est dans une reconnaissance mutuelle tout comme dans la rencontre que nous pourrons réellement avancer.